Notre monastère et l'Eglise serbe

En février dernier se tenait à Trebinje, en Bosnie-Herzégovine, une quatrième rencontre consacrée à la vie et à l’œuvre de Vladika Athanase, en un colloque organisé par Monseigneur Dimitrios, évêque de Trebinje. Ce symposium auquel furent invités Père Elie et sœur Silouanie réunit un grand nombre de prêtres et de fidèles, et pas moins de quinze évêques ! Tous eurent à cœur de rendre hommage, une fois encore, à cette personnalité d’exception que fut Monseigneur Athanase (1938-2021) à son œuvre de théologien, son charisme pastoral, sa défense courageuse d’une Eglise plongée dans la guerre, lors de dernier conflit dans les Balkans (1991-2001).

Nos frères serbes connaissent, eux, la profondeur des liens tissés, depuis des décennies, entre Père Elie et Vladika Athanase, ainsi qu’avec Vladika Amphilokije, deux des enfants spirituels de saint Justin Popovitch. Dans une des trois communications qui lui avaient été demandées, Père Elie évoqua sa rencontre avec ce saint hiérarque alors assigné à résidence par la police politique Titiste, au monastère de Tchélié. Cette entrevue avec Père Justin Popovitch avait été sollicitée par Père Placide, qui était alors un éminent moine catholique bénédictin, mais fort avide de s’entretenir avec des représentants fiables de l’Orthodoxie. Père Justin avait, ce jour-là, rendu ses deux visiteurs attentifs à la dérive argumentative, rationalisante, philosophique, si prégnante dans les théologies latines à partir des XIIe et XIIIe siècles, dérive qui constituait pour lui le point précis de l’erreur de l’Occident, en un fourvoiement qu’il résumait par le terme d’humanisme.

Là commença à poindre, chez Père Elie, cet intérêt pour la Serbie orthodoxe, qui ne cessera, dès lors, de croître et de s’affermir. Cette affinité induira chez lui, des années plus tard, des attitudes courageuses pendant la guerre des Balkans en un témoignage de fidélité à l’Eglise Serbe, lorsque les Etats-Unis conduiront l’OTAN – présentée sans vergogne comme servante de paix et de justice – à bombarder généreusement un peuple censé incarner l’absoluité du Mal. Ce témoignage ne manquait pas de témérité : il ne faisait pas bon alors, de ne pas hurler avec les loups, et de faire montre de quelque circonspection face à une orchestration médiatique appelant à terrasser les très méchants Serbes, amalgamés avec l’art du discernement et de la nuance caractéristiques des emportements collectifs, à des nazis ! On n’a pas oublié, en Serbie, ces prises de positions attentatoires à la doxa des « libérateurs » autoproclamés. Au monastère de Tvrdoš, situé à quelques kilomètres de Trebinje, et dont Vladika Athanase était l’higoumène, on se souvient que Père Elie y transporta lui-même, en pleine guerre, du matériel médical et pharmaceutique … non sans avoir éprouvé de solides poussées d’adrénaline eu égard aux risques encourus ! Cet épisode a contribué, sans aucun doute, à nourrir l’estime profonde que Vladika Athanase eut pour lui.

Pourtant la raison profonde de la présence de Père Elie à ces rencontres n’est réductible, à mon sens, ni à de simples affinités personnelles, ni aux circonstances que nous venons d’évoquer. Ces prises de position et ces amitiés procèdent plutôt d’une même compréhension de la foi orthodoxe, tout entière fondée, ancrée, nourrie du mystère de cet « abaissement », de cette « kénose » d’un Dieu qui s’est fait Homme afin que nous puissions vivre en Lui. Cela signifie que ce Dieu Vivant est parmi nous, ici et maintenant, qu’Il nous invite à L’accueillir en nous, de sorte que la signification véritable de tout ce qu’il nous est donné de vivre ne se trouve que dans sa vocation à être transfiguré. De cela, le peuple Serbe, que saint Nicolas Vélimirovitch qualifiait de « Théodule », autrement dit de « serviteur de Dieu », est profondément imprégné, lui dont la conscience historique demeure nourrie par l’exemplarité du Prince Lazare faisant, à la veille de la bataille de Kosovo Polje, en juin 1389, le choix mystique du royaume céleste, et de son éternelle victoire, aux dépens d’une victoire militaire contingente et fragile. Le choix fait par ce Prince signifie que les événements, quels qu’ils soient, ne trouvent leur sens véritable qu’à la Lumière du Pantocrator, dans laquelle les interprétations données par ce « monde » se révèlent toujours déficientes : voilà la conviction commune qui a sous-tendu l’estime que Vladika Athanase eut pour Père Elie.

Oui, c’est la certitude spirituelle que l’unique vocation de la personne humaine est de se laisser transfigurer et déifier qui a réuni ces « témoins », ces « martyrs » – c’est le même mot en grec – lors de ces rencontres de Trebinje. C’est la conviction que la foi orthodoxe n’a pas vocation à « changer le monde », mais à témoigner, au sein des vicissitudes de ce monde encore « déchu » bien que déjà sauvé, qu’une Vie en Christ est d’ores et déjà possible, actuelle, car « Dieu est avec nous ».

Jean GOBERT

Sur la tombe de Mgr Athanase

Interventions de Père Elie

Evocation de Mgr Athanase par Père Elie

J’ai rencontré pour la première fois, Vladica Athanase dans les années 1976 ou 1977, à l’occasion d’une visite au Père Justin, à une époque pendant laquelle il était difficile de l’atteindre. Un jeune moine nous attendait sur le bord de la route. Nous savions que Père Justin avait fait des études à Paris. Nous pensions que ce pourrait être une visite providentielle que de le rencontrer. Mgr Amphilokije nous fit franchir tous les obstacles, tous les passages difficiles ; cette rencontre fut décisive et particulièrement marquante pour notre vie. Nous n’étions pas encore orthodoxes mais commencions à regarder vers cette Orthodoxie qui nous attirait. La conversation avec Père Justin m’a apporté personnellement deux éléments fondamentaux : d’une part la communion vivante des Serbes avec tous leurs ancêtres et toute leur histoire ; d’autre part, alors que nous recherchions à comprendre l’orthodoxie, Père Justin nous a montré le point précis de l’erreur de l’Occident. Après il nous restait à nous décider.

Quelques années plus tard, je suis revenu, étant devenu orthodoxe, en Serbie avec une famille pour faire un tour en Serbie. Je voulais rencontrer Père Amphilokije. Nous nous sommes adressés à la porterie du Patriarcat et, parlant français j’expliquai la raison de ma visite. Nous peinions à nous comprendre, je ne parle que le français et expliquais que je cherchais à rencontrer le Père Amphlokije. Le portier avait quelques difficultés à comprendre ! tout à coup, j’entendis du haut de l’escalier, une voix grave : « C’est Amphilokijé que vous cherchez ? Il n’est plus ici. Il a été nommé évêque, il est maintenant dans le nord de la Serbie. » Ce fut le seul dialogue avec moi. Mais dans la famille il y avait trois petits enfants, et tous les dialogues se déroulèrent entre Vladica et les petits enfants. Vous devez le reconnaître là ! Il s’est mis, pour amuser les enfants, à faire la grenouille ou la mouette. Il était très pressé, est reparti rapidement, et nous a envoyés à Tvrdoš pour rencontrer le nouvel évêque Ampholokijé.

A partir de ce moment-là, nous sommes revenus assez régulièrement dans toutes les régions de l’Eglise serbe et essentiellement pendant la guerre. Nous avons franchi clandestinement les frontières pour pouvoir venir les rencontrer tous les deux. Si j’évoque cet aspect-là, c’est parce que le contact avec les Vladica Athanase et Ampholokije ont illustré, montré de manière pratique, ce que Père Justin nous avait fait percevoir lorsque nous l’avions rencontré : ni l’un ni l’autre, par délicatesse, ne voulaient nous faire entrer dans votre histoire. Ils me répondaient toujours : « Ce n’est pas ton histoire. Laisse-nous. Nous, nous avons à pardonner, mais ce n’est pas ton histoire. » Il a fallu qu’un jour, je pose très directement la question, disant : « Maintenant, je veux savoir, parce que vous êtes nos frères, et je veux connaître votre vie. » Et avec cette approche, l’un et l’autre non seulement nous ont appris à aimer la vie monastique, la vie de l’Eglise telle qu’elle est vécue en Serbie, mais ils nous ont appris à aimer le peuple serbe.

Ceci répondait exactement à la question que nous posions à Père Justin 15 ou 20 ans auparavant, avec ce que je crois avoir compris des trois intervenants qui ont expliqué l’attitude de Mgr Athanase avec la liturgie. C’est exactement ce qui manque à l’Occident. Quand Mgr Athanase, Mgr Amphilokije, vous les serbes, vous parlez de la liturgie, vous montrez qu’elle englobe toute la vie, qu’elle est vraiment la présence du Ciel sur la Terre.

C’est exactement l’opposé de ce qui est généralement vécu en Occident depuis un millénaire. Pourquoi ? Parce qu’on fait de la Liturgie et de la vie chrétienne un mouvement humaniste, où tout est vu de manière humaine. Et des saints, comme ceux dont vous parliez ce soir, ont témoigné de cette sortie de leur vie : en étant immergé dans ce monde, en sortir d’une autre manière, pour transfigurer ce monde.

Je ne voudrais pas vous faire de peine, mais je dois vous avouer qu’il est difficile, en Occident, de faire connaître et aimer l’œuvre de Mgr Athanase, de Mgr Amphilokije, de saint Justin et de toute votre Église. A cause de cette propension, de cette attitude, de cette attirance de voir toujours le choses de manière bassement naturelle. Cela, en soi, malgré toute la piété et l’ascèse que l’on peut trouver, est la négation même de la vie de l’Église. Mais pour accomplir cela, ce qui est la vie de l’Église, il faut complètement sortir de soi-même pour trouver cette communion avec Dieu, avec l’Église, avec les saints. Il faut chercher autre chose, dans la vie de l’Église, que l’amélioration de notre condition de votre vie sur terre. Ce qui demande, évidemment, toute une ascèse, toute une foi, et un esprit essentiellement missionnaire.

Et les deux évêques dont nous parlons avaient cet esprit missionnaire. Aucun d’entre eux n’est venu en France pour essayer de nous convertir à l’Orthodoxie. Mais dans l’accueil qu’ils nous réservaient, à nous, étrangers, en quelque sorte, dans la manière dont nous étions invités à la concélébration et à la vie de l’Église, ils nous faisaient dépasser notre condition. Et vous ne pourrez pas me contredire : l’Église est, par essence, missionnaire. Non point en cherchant à convertir l’autre, mais en témoignant de la vie de Dieu dans l’Église.

Je vais vous livrer une phrase de Mgr Athanase qui m’a impressionné, et orienté dans ma vie. Nous parlions de la vie monastique etc. et d’une certaine manière, j’exprimais un regret d’être dans un monastère dans le monde, à devoir recevoir des gens qui ne sont pas dans l’Église orthodoxe. Et, malgré son amour de la vie monastique, il m’a dit ceci : « Tu sais, la vocation apostolique est peut-être plus grande que la vocation monastique. Parce que dans la vocation monastique, c’est nous-même qui faisons le choix de nous consacrer à Dieu, alors que dans la vie apostolique, c’est Dieu qui nous prend et nous amène là et comme Il a besoin. » Ce qui n’était évidemment pas un abandon ou un reniement de la vie monastique.

Monseigneur Athanase
Sur la tombe de Mgr Athanase

J’adresse tous mes remerciements à Monseigneur Dimitri, pour nous avoir invités. Nous sommes les plus indignes pour être parmi vous et c’est un honneur et une joie de pouvoir témoigner de notre amour pour les évêques dont nous parlons, et pour vous tous aussi.

Le second aspect que je voudrais souligner, qui peut-être est en en rapport avec les questions qui ont été posées tout à l’heure, mais vous comprendrez qu’avec mon incompréhension du Serbe, j’ai du mal à suivre la conversation, mais en faisant le lien avec ce qui a été dit sur la vie liturgique de nos évêques, et de Mgr Athanase en particulier, je voudrais rappeler que dans l’histoire de notre Eglise, il y avait un grand persécuté. Il était lui-même exilé, il était exilé à Patmos. Vous allez peut-être commencer à comprendre de qui je veux parler : il s’agit, bien sûr, de saint Jean le Théologien. Persécuté lui-même, et pour encourager les nombreux chrétiens qui étaient persécutés à son époque, il disait aussi prophétiquement toutes les difficultés, tous les martyres, tous les écueils que nous rencontrons jusqu’à notre époque aujourd’hui. Pour nous encourager, saint Jean nous a dit que des Néron, des persécuteurs, il y en aura toujours. Ca, c’est un encouragement, n’est-ce pas !

Des échecs, il y en aura toujours. Jusqu’à la fin des temps, l’Eglise elle-même sera persécutée de mille manières. Et si cela n’est pas dans la volonté de Dieu, cela rentre quand même dans les desseins de Dieu. A travers cela, tous les martyrs qui montent au Ciel sont parvenus au bout de leur carrière, là où nous devons aller tous. Le salut qui nous est promis, au moment de la Parousie, repose d’abord sur la grâce de Dieu, bien sûr, et sur le témoignage, sur les martyrs, les témoins. Mots liés dans le vocabulaire grec. L’Eglise est sauvée par les martyrs, les martyrs d’aujourd’hui. Les martyrs ne sont pas seulement ceux qui sont tués dans leurs corps, le martyre se trouve dans toutes les situations d’échec. Là où l’homme collabore avec la grâce de Dieu pour le salut du monde, s’étend malgré les difficultés, le Royaume, en ayant toujours les yeux ouverts vers le Royaume des Cieux et en ayant conscience que ce Royaume est ici présent, maintenant. C’est cela que nous transmettaient nos saints évêques, dans la Liturgie universelle, si je puis dire. Malgré la marche, quelquefois négative, apparemment, du monde, la grâce de Dieu se manifeste et amène la seconde venue glorieuse du Sauveur. Viens, Seigneur Jésus ! Maranatha !